top of page
Rechercher

Le cimetière de Milltown, à Belfast : un sanctuaire républicain

  • Photo du rédacteur: Chloé Lacoste
    Chloé Lacoste
  • 13 août 2020
  • 8 min de lecture

J'ai visité pour la première fois West Belfast (la partie de la ville habitée très majoritairement par des catholiques) à l'été 2017, en compagnie d'un collègue historien qui a grandi là dans les année 1960-70, en pleine période des "Troubles", les affrontements quasi-permanents (qui relèvent franchement de la guerre civile) entre catholiques et protestant.es dans ce petit bout d'Irlande qui reste britannique encore aujourd'hui. La visite fut donc, tu t'en doutes, particulièrement personnalisée et passionnante. Et bien entendu, vu mon intérêt pour les enterrements politiques, elle se devait de passer par le cimetière de Milltown, probablement le point le plus important des commémorations républicaines contemporaines en Irlande, et aussi

un très bel endroit. C'est rigolo d'ailleurs, parce que quand je parle de ma recherche c'est sans doute le premier endroit auquel pense la plupart des gens, souvent sans même le savoir, alors qu'en fait il n'y a là pas plus d'un ou deux monuments qui se rattachent vaguement à ce que je fais (et encore, ils commémorent des gens qui n'y sont pas enterrés, et moi c'est sur les enterrements que je travaille). Il n’empêche que la majorité des gens ne savent pas qui sont mes fameux Fenians (même pour les Irlandais.es c'est un peu flou), donc pour aller plus vite je dis que je travaille sur les funérailles de républicains et en général j'ai droit à une réaction du type "Ah oui, Belfast, l'IRA, les grèves de la faim..." et je dois alors expliquer que les funérailles publiques massives existaient en fait bien avant l'IRA, qu’à la base ça se passait plutôt du côté de Dublin (quoique pas exclusivement du tout) et que c'est sur ça que je travaille. D'ailleurs, les personnes qui me parlent de l'IRA ne connaissent probablement même pas le cimetière de Milltown, mais quand on pense aux enterrements massifs de membres des factions armées républicaines en Irlande du Nord, bien souvent, c'est là que ça se passait. Le cimetière est d'ailleurs truffé de monuments érigés à la mémoire de membres de ces différentes organisations, tellement nombreux que la National Graves Association (NGA) de Belfast a installé un petit panneau pour en présenter une partie (les trois qu'elle gère en fait). Et c'est sans compter les tombes individuelles et caveaux familiaux, beaucoup de familles comptant un.e ou plusieurs combattant.es républicain.es.

 

Le mémorial le plus ancien, et qui a un lien avec ma recherche, c'est celui qu'on appelle le Harbinson Plot, du nom de William Harbinson, dirigeant local de l'Irish Republican Brotherhood (le groupe que j'étudie) mort en prison en septembre 1867 et enterré au cimetière de Potmore, à Ballinderry. J'ai déjà présenté Harbinson dans mon article au sujet de ce cimetière donc je ne vais pas rentrer les détails ici, mais ce monument-ci fut érigé en 1912, quarante-cinq ans après sa mort, pour le commémorer lui, mais aussi tous les républicain.es emprisonné.es originaires du comté d'Antrim (où se trouve Belfast). Y sont notamment enterré 5 membres de l'IRA. En 1966, presque un siècle après la mort de Harbinson, la National Graves Association a dévoilé à l'occasion du centième anniversaire de la révolte de Pâques 1916 le County Antrim Memorial. Sont enterré.es à cet endroit des républicain.es mort.es entre la fin des années 1960 et le début des années 1970. Mais le plus intéressant, c'est surtout la longue liste qui inclut les noms, organisations de rattachement, dates et circonstances de décès de tou.tes les républicain.es originaires du comté, dans l'ordre chronologique, des Irlandais Unis de la fin des années 1790 jusqu’à nos jours. Il s'agit clairement d'affirmer la continuité historique du mouvement pour l'indépendance et la république, qui permet de légitimer que la lutte se poursuive en Irlande du Nord, toujours rattachée au Royaume-Uni. J'ai repéré dans cette liste trois membres de l'Irish Republican Brotherhood, deux morts en prison en 1867 (Daniel Darragh, et Harbinson lui-même) et le troisième, mort en septembre 1920, c’est-à-dire pendant la guerre d'Indépendance. L'IRB n’apparaît plus après cette date et laisse place à l'omniprésence de l'IRA (Irish Republican Army), ce qui correspond au déclin de l'IRB au niveau national pendant cette guerre.


Le "nouveau carré républicain", acheté par la NGA de Belfast en 1972, est le plus récent et sans doute le plus célèbre des mémoriaux de Milltown, puisque les répulicain.es les plus incontournables de l'histoire contemporaines y sont enterré.es. Comme pour les carrés Harbinson et County Antrim, la continuité historique du mouvement républicain y est soulignée, cette fois encore par un symbole qui m'a fortement intéressée : l'extrait le plus célèbre du discours donné par Patrick Pearse lors de l'enterrement du Fenian Jeremiah O'Donovan Rossa en août 1915, dans lequel il insiste sur la continuité entre ces républicain.es des années 1860 et sa propre génération, alors en pleins préparatifs pour ce qui deviendrait la fameuse révolte de Pâques 1916. Il y disait: "Ils (les Britanniques) croient qu'ils ont tout prévu, qu'ils sont prêts à parer à toute éventualité, mais les fous, les imbéciles, les malheureux (ouais je me fais plaisir avec cette traduction): ils nous ont laissés nos martyrs Fenians, et tant que l'Irlande conservera ces tombes, l'Irlande, si elle n'obtient pas la liberté, ne connaîtra jamais la paix."  Cette continuité est désormais revendiquée au sein de ce monument de Belfast.

Au niveau international, les grévistes de la faim de 1981 sont de loin les personnes les mieux connues. Parmi ces grévistes qui réclamaient le statut de prisonniers politiques, la star est indéniablement Bobby Sands, dont les funérailles furent décrites comme l'événement ayant réuni le plus de monde à Belfast depuis celles de Harbinson en 1867 (quand je vous parle de continuité...) mais au total 23 personnes ont participé à cette mobilisation, dont 10 ont fini par en mourir. En tout, 77 personnes sont enterrées dans ce nouveau carré.

Ces deux plaques inclues dans le carré commémorent des personnes bien moins célèbres, mais dont l'histoire est emblématique de la façon dont deuil et politique peuvent se mêler. Mairéad Farrell, Dan McCann et Seán Savage, tou.tes les trois membres de l'IRA furent assassiné.es à Gibraltar par les services secrets britanniques, qui les soupçonnaient de préparer un attentat à la bombe. Aucune trace d'explosifs ne fut retrouvée et l'affaire entraîna une controverse sur le comportement des services secrets. Le 16 mars, en plein milieu des funérailles massives organisées pour commémorer le groupe de Gibraltar, un loyaliste (pro-britannique et anti-indépendance) membre de l'Ulster Defence Association attaqua la procession, blessant de nombreuses personnes et en tuant trois : Thomas McErlean, John Murray et Kevin Brady, commémorés sur la deuxième plaque présentée ici. Trois jours plus tard, pendant l'enterrement, encore une fois massif, de Kevin Brady, deux membres des forces armées britanniques roulèrent en voiture en plein cœur de la procession. Ils furent attaqués et roués de coups par les participants, puis emmenés et tués par deux membres de l'IRA. Le loyaliste qui attaqua le premier enterrement comme les responsables de la morts des deux militaires furent condamnés à de longues peines de prison, puis libérés en 1998 dans le cadre des Accords du Vendredi Saint, le Traité de paix qui est toujours en cours actuellement (et qui pose LE fameux problème de la frontière et du statut de l'Irlande du Nord dans le cadre du Brexit).

 

J'ai présenté les trois principaux mémoriaux, mais surtout les trois gérés par la NGA, qui racontent en quelque sorte l'histoire officielle de la lutte indépendantiste en Irlande du Nord. Mais malgré tous leurs efforts cela n'efface pas, y compris dans le cimetière lui-même, la complexité et les fréquentes divisions internes, qui on parfois été jusqu’à des attaques et des mort.es au sein même du mouvement républicain. On trouve notamment des monuments d'organisations non seulement indépendantistes, mais marxistes - Le Workers Party (Parti des Travailleurs) et le Irish Republican Socialist Party, associé à l'Irish National Liberation Army. Il est compliqué pour moi d'expliquer toutes les subtilités des relations entre le Workers Party et le Sinn Féin (le principal parti indépendantiste), tout simplement parce que je ne suis moi-même pas certaine d'avoir bien tout compris. Mais en gros, le Workers Party s'est séparé du Sinn Féin au début des années 1970 en raison de désaccords sur la politique abstentionniste (le refus de la part du Sinn Féin de siéger à Westminster, considéré comme un parlement impérialiste et non national). Et du même coup, le Workers Party a mis en avant une politique non seulement indépendantiste, mais aussi Marxiste-Léniniste. Si je ne me trompe pas, cette nouvelle branche du mouvement républicain est le plus souvent associée à la Provisional IRA (branche dissidente de l'IRA dont les membres sont souvent surnommé.es les "Provos") tandis que le Sinn Féin demeurait la branche politique de l'IRA officielle (liens qui n'existent plus depuis la signature du traité de paix).Mais j'ai bien conscience que tout cela est probablement bien plus compliqué.


Esthétiquement, ce mémorial du Workers' Party est mon préféré, et ses illustrations symboliques sont particulièrement intéressantes. À gauche, l'usine rappelle l'orientation marxiste du parti, tandis que la croix et les rubans celtiques au centre et à droite soulignent la défense de l'identité des Irlandais.es comme différente de celle des britanniques. Entre les deux rubans, un symbole qui s'appelle la Starry Plough (la charrue étoilée), symbole hérité de la Citizen Army de James Connolly, syndicaliste du début du XXeme siècle qui avait monté ce groupe para-militaire à la fois indépendantiste et socialiste, et qui fut l'un des principaux organisateurices de la révolte de Pâques 1916. C'est le même symbole simplifié qu'on retrouve ici au centre de la croix celtique. Sur le panneau central, on reconnait à droite le désormais habituel soleil, symbole républicain au moins depuis les Fenians des années 1860, et à gauche une figure légendaire, très probablement Cú Chulainn, le héros mythique du cycles de légendes d'Ulster, à propos duquel Manau avait fait une chanson (Le chien du forgeron). Pour ce qui est des deux personnages sous le soleil de droite, eh bien je ne sais pas, si quelqu'un.e a une interprétation à proposer, je suis preneuse. Et enfin, au cœur du panneau central, les blasons des quatre provinces historiques d'Irlande : en haut à gauche la main rouge de l'Ulster (province dont font partie Belfast et l'Irlande du Nord, mais dont trois comtés sur neuf font partie de la République d'Irlande), en haut à droite la harpe du Leinster (la province de Dublin et rivale historique de Toulouse en rugby), en bas à droite les trois couronnes du Munster (le sud de l’île), et enfin le demi-aigle/demi-bras armé du Connacht (la province la plus à l'Ouest, celle des fameux lacs du Connemara). La représentation des quatre blasons au cœur même de ce monument rappelle bien entendu l'objectif principal du parti : l'indépendance de l'Irlande du Nord et la (ré)unification politique des quatre provinces historiques.


L'Irish Republican Socialist Party quitta à son tour le Sinn Féin en 1974 (cette fois en raison de désaccords sur le traité de paix alors en cours de négociation) et mit en place un mouvement de lutte pour l'indépendance de l'Irlande du Nord et la création dans la foulée d'une république socialiste d'Irlande (au sens historique, pas du Parti Socialiste français actuel). Le parti revendiquait l'héritage direct de James Connolly (le syndicaliste et fondateur de l'Irish Citizen Army), et se dota immédiatement d'une faction armée, l'Irish National Liberation Army. Leurs symboles sont le drapeau irlandais, la Starry Plough et, pour ce qui est de l'INLA, l'étoile rouge et le poing qui tient une AK-47. La rivalité avec les factions armées des autres organisations républicaines fut particulièrement sanglante, mais n’empêcha pas qu'il y ait aussi des collaborations, par exemple pendant la grève de la faim de 1981.


 

Bien entendu, le cimetière de Milltown présente de l’intérêt bien au-delà des monuments républicains, mais c'était le but principal de cette première visite, et je suis encore bien loin d'avoir tout présenté tant il en regorge. Mais je vais terminer sur une thématique différente et qui m'intrigue tout autant, la ré-appropriation récente de tombes qui jusque-là restaient nues.

Toute une partie du cimetière ressemblait simplement à une grande pelouse, sans aucun marqueur, une vision très inhabituelle en France où la grande majorité des cimetières sont œcuméniques. C'est la zone non consacrée dans l'Église catholique, qui abrite les tombes éventuellement de personnes excommuniées, mais surtout de bébés mort.es avant d'avoir reçu le baptême. Les enterrer en terre non consacrée, en bordure du cimetière et sans aucun signe revenait à les exclure de la communauté, une pratique souvent très difficile à vivre pour les familles, qui depuis quelques années font la démarche de retrouver leurs membres enterré.es là pour marquer leurs tombes, ce qui donne cette vision étrange de petites croix et symboles éparpillés sur la grande pelouse. Cette pratique nouvelle, et les tombes d'enfants de façon plus générale, me fascinent tout particulièrement, et j’espère en reparler plus en détail lorsque j'aurai effectué plus de visites et me serai mieux renseignée sur la question.

 
 
 

Comments


© 2023 by Name of Site. Proudly created with Wix.com

bottom of page