L'église anglicane Saint Nahi, à Dundrum (sud de Dublin) : le plein d'histoire irlandaise
- Chloé Lacoste
- 28 août 2020
- 7 min de lecture
Durant l'été 2016, j'ai passé un mois à Dublin pour faire des recherches dans les Archives Nationales. Je logeais à Stepaside Village, au sud de Dublin (connu pour avoir été l'un des centres de l'insurrection Fenian de 1867). Je prenais tous les jours le Luas (tram dublinois) et depuis la station Dundrum on aperçoit ce charmant petit cimetière. Il m'était bien entendu impossible de résister à une telle vue, et j'ai fini par le visiter.

L’église s'appelle Saint Nahi, en référence à l'un des plus anciens saints de l’île, et il aurait existé un lieu de culte chrétien sur ce site depuis au moins 800 de notre ère. Le bâtiment actuel fut consacré dans l'Église anglicane en 1760, et le cimetière compterait environ 1,200 occupant.es.

Parmi les pierres tombales, deux croix "celtiques" ont accroché mon regard. La première non pas en raison de ses motifs, relativement simples, mais plutôt parce qu'elle semblait un peu à part dans la catégorie des croix de la "Renaissance Celtique" (le mouvement culturel nationaliste qui a remis les "Celtes" sur le devant de la scène, voir mon dernier post sur le cimetière de Confey pour savoir pourquoi je mets des guillemets). Cette croix est plus courte que d'habitude, un peu trapue si on la compare à d'autres également présentes dans les cimetières. Elle m'a rappelé la croix médiévale d'Ahenny, dans le Comté de Tipperary (encore plus trapue). La croix est tellement décorée qu'on remarque à peine la bosse centrale, et pourtant il me semble qu'elle est particulièrement intéressante. La principale caractéristique de l'art des Gaels, c'est qu'il joue en permanence du symbole et de l’ambigüité. En général, les croix médiévales étaient ornées de 5 bosses: une pour chacune des branches, et une bosse centrale, souvent plus grosse, qui symbolisait la blessure au flanc du Christ. Il ne reste ici que la bosse centrale, mais elle se compose justement de quatre boucles, avec un point au centre. Et le motif peut se lire de plusieurs manières : un ruban unique qui fait quatre boucles, ou quatre spirales qui se rejoignent, ou encore des palmettes si on les lit deux par deux (deux boucles associées donnent cette espèce de motif en cœur auquel il manquerait la pointe). Cette combinaison de motifs multiples qui permet autant de perceptions du motif final est surnommée "Cheshire Cat Style" (oui, comme le chat d'Alice au Pays des Merveilles). C'est une pratique typique de l'art celtique de la période dite de La Tène (du nom d'un site de fouille en Suisse), qui s'est perpétuée en Irlande et y est devenue particulièrement flamboyante au début de l'époque médiévale.

La seconde croix porte le nom de John Gallagher, mort en 1926, et pour le coup c'est un exemple classique des grandes croix de la Renaissance Celtique, avec une grande variété de motifs. Cette fois-ci, les cinq bosses sont bien présentes. Celle du centre porte le monogramme IHS (qui symbolise Jésus) et les quatre plus petites sont des compositions de ruban infini, chacune légèrement différente. Mais c'est le pilier qui m'a le plus intéressée: la vignette du bas est familière à toute personne ayant déjà mis les pieds dans un cimetière irlandais (et même à d'autres), tant ce motif est récurrent. Influencé par la culture gaélique du symbolisme, l'art du début de la période chrétienne évite le représentations figuratives, et quand il y en a il s'agit presque exclusivement de créatures fantastiques (ou de chats), le plus souvent "cachées" dans le Cheshire Cat Style. Ici, on identifie facilement les têtes de serpent(s)/dragon(s) dont les corps (à moins qu'il n'y ait qu'un seul corps pour deux têtes?) s’entremêlent avec le ruban infini. La figure d'un 8 est également répetée dans la composition. Quoique ne faisant pas partie du répertoire des Gaels, cette figure et son association avec le symbole de l'infini s'y intégrent parfaitement. Mais l'élément le plus clairement gaélique se trouve juste au-dessus des serpents/dragons. Ces cinq petites bosses réitèrent la symbolique de la crucifixion. Un triscèle gravé dans chaque bosse lui confère une impression de mouvement. Les quatre bosses externes sont aussi reliées entre elles par des spirales (ou esses) et forment ensemble un quadriscèle qui parait lui aussi dynamique, et toutes ces spirales combinées apportent à la composition une sensation tourbillonnante, qui est particulièrement réussie. L'art médiéval irlandais a débuté par une maîtrise parfaite de l'orfèvrerie et l'influence de celle-ci se remarque dans ce type de motif, où les parties évidées contribuent à l'effet tout autant que le relief.

Dans un style bien différent, trois autres croix ont retenu mon attention à Saint Nahi. Celle de gauche, pour le symbolisme des quatre types de feuilles/fleurs représentés sur chaque branche de la croix. Le trèfle, évidemment symbole de l'Irlande; la vigne, probablement ici un symbole biblique (la vigne représentant le peuple de Dieu, et Jésus étant qualifié de "vigne véritable"); le lierre, si familier dans les cimetières; et enfin ce que je crois être du myosotis (forget-me-not en anglais, qui signifie littéralement ne m'oubliez pas). La croix du centre est simplement ornée de trèfle, avec en son cœur un visage de Jésus qui paraît exceptionnellement apaisé (le centre des croix étant habituellement dédié à des scènes de crucifixion). La dernière est une représentation particulièrement élaborée d'une Marie en pied, surmontée de deux âmes ailées. En cliquant sur l'image, on s’aperçoit qu'elle ne flotte pas, mais qu'elle a un pied posé sur un serpent, ce qui pourrait bien représenter la défaite du péché.
Enfin, à ma grande surprise, ce cimetière anglican comprend de nombreuses tombes en lien avec l'histoire républicaine (l'Anglicanisme étant plutôt associé à la domination britannique). Pour rappel, ma visite date de 2016, en pleines commémorations du centenaire de la révolte de 1916. Les tombes de républicains étaient donc assez facilement repérables, avec leurs décorations tricolores:
La première tombe, à gauche, est extrêmement sobre et ne porte même pas de nom, mais le drapeau irlandais qui y était associé l'identifiait clairement comme étant la tombe d'un nationaliste. Sur la deuxième image, deux pierres tombales portant le même nom de famille (Lee) sont ornées de couronnes avec rubans tricolores. À l'avant, la tombe de Joseph Lee, de Rathfarnam (un district de Dublin), mort en 1932 et de sa femme Elizabeth, ainsi qu'une Sarah dont je n'ai pas réussi à déchiffrer le nom de famille. À l’arrière, la tombe également d'un Joseph Lee, mais du district de Terenure (juste à coté de Rathfarnam), et mort en 1944. Dans la même tombe sont enterré.es sa femme Elizabeth (décidément, 1948), Hugh Lee (probablement leur fils, décédé en 1964) et sa femme Sarah (1962). Je n'ai malheureusement trouvé aucune information complémentaire sur les Lee, ni sur leurs engagement républicains. L'inscription de la dernière tombe est en langue irlandaise, qui plus est avec la graphie traditionnelle, que j'ai encore du mal à déchiffrer. J'en comprends assez pour savoir qu'il s'agit du volontaire républicain D(?)oncan Mac Suibhne, de la Dublin Brigade mort pendant la guerre civile en 1922 (peut être bien le 5 juillet, mais en plus d’être en Irlandais c'est effacé, alors je ne m'engage pas). Dans le même cimetière, la tombe d'un certain Christopher Reynolds, dont la mère a fait inscrire qu'il était "mort pour l'Irlande" en 1921. Sans autre précision, et pas trace non plus de commémoration dudit Christopher, ce qui me pousse à me demander s'il pourrait être certes "mort pour l'Irlande", mais en combattant pour qu'elle reste britannique.

Parmi les membres de la famille Burke enterrés sous cette stèle il y a James Burke. Il ne semble pas qu'il ait été activement impliqué dans le mouvement républicain, mais son destin fut tout de même liée à l'histoire de la lutte indépendantiste, puisqu'il fait partie des 14 personnes tuées lors du Bloody Sunday du 21 novembre 1920. Ce jour là, en représailles d’une série d'assassinats menés par l'IRA, des membres de la Royal Irish Constabulary (la police britannique en Irlande) ouvrirent le feu sur des civils venu.es assister à un match de football gaélique dans le stade de Croke Park (la pratique des sports gaéliques étant assimilée par la police à un engagement nationaliste). La mise à jour de l'inscription funéraire a du se faire un moment après l'événement, et le graveur a fait erreur sur la date en inscrivant l'année 1921 au lieu de 1920.
Et je ne pouvais pas conclure sans mentionner celles qui sont probablement les plus grandes célébrités enterrées dans ce cimetière : les sœurs Elizabeth "Lolly" Corbett Yeats et Susan "Lily" Yeats, filles du peintre John Butler et sœurs de William Butler Yeats, poète internationalement reconnu et premier Irlandais à recevoir le prix Nobel de littérature, dans les années 1920. Mais Lily et Lolly Yeats étaient bien plus que simplement des filles ou sœurs de, elles étaient elles-mêmes des artistes et activistes de premier plan. Nées en Irlande mais élevées en Angleterre, elles y devinrent proches de la famille Morris et du mouvement Arts & Crafts (si tu n'as jamais entendu parler de William Morris, je jalouse la joie que tu vas avoir à découvrir ce personnage formidable). Lolly fut formée comme artiste peintre et enseignante en art, et Lily reçut sa formation de brodeuse directement auprès de May Morris. Lolly ayant également apprit l'imprimerie grâce à la Women's Printing Society de Londres, elles partirent pour Dublin en 1900 et y fondèrent le mouvement Arts & Crafts irlandais, qui contribua grandement à l'essor du nationalisme culturel. Elles créèrent avec Evelyn Gleeson Dun Emer Press (Emer est le prénom de la femme du héros légendaire Cú Chulainn) et y publièrent les œuvres de leur frère, William B. Mais bien plus qu'une simple maison d’édition, elles ambitionnaient d'en faire un lieu d'emploi et de formation pour les jeunes irlandaises. Ne s'entendant plus avec Gleeson, en 1908 elles fondèrent Cuala Press (Cuala désignant en irlandais la région sud de Dublin), qui fut le fer de lance des publications littéraires de la Renaissance Celtique. Elles ont aussi créé et confectionné des broderies qui décorent l'église de Saint Nahi elle-même, mais je n'ai malheureusement pas pu accéder à l'intérieur pour les admirer.


J'ai été surprise, étant donné le profil très artistique des deux femmes, de constater que leur tombe était parfaitement sobre et sans décoration. Et aussi qu'elle paraissait quelque peu abandonnée, ce qui semble bien injuste une fois qu'on en sait plus sur leur rôle dans l'histoire de leur pays. Je suis par ailleurs un peu agacée de constater que, n'ayant pas de maris, il a fallu que leurs noms soient rattachés à celui de leur père. Comme si, malgré tout ce qu'elles ont accompli, leurs deux noms, seuls, ne pouvaient pas avoir de sens.
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