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Bodenstown, l'autre cimetière national irlandais

  • Photo du rédacteur: Chloé Lacoste
    Chloé Lacoste
  • 31 juil. 2020
  • 9 min de lecture

J'ai mis plus de six mois avant de m'apercevoir que j'habitais tout près de Bodenstown, et tu vas voir, il y a de quoi se moquer de moi. Je m'intéresse à l'histoire et à la culture irlandaises depuis presqu'aussi loin que je me souvienne, et j'y ai mis mon nez de plus près lorsque j'ai rédigé mon premier mémoire en "Études Anglophones", en 2008-2009 (aie, ça me paraissait pas si loin). Pour cette première recherche approfondie, j'avais choisi de m'intéresser à la création du journal The Nation, en 1842, à son rôle dans la diffusion de l'idéologie du nationalisme culturel et à la façon dont ses lecteurices et contributeurices ont poussé le mouvement Jeune Irlande qui y était associé à évoluer d'un soutien à Daniel O'Connell (voir mon post sur Glasnevin) vers des revendications plus radicales, allant parfois jusqu’à défendre l'insurrection armée contre l'impérialisme anglais. Ce choix de sujet me permettait de mélanger mes intérêts pour l'Irlande, l'art et la culture (je faisais en parallèle des études d'Histoire de l'Art), et les questions tournant autour de la construction identitaire.


Il y a encore débat aujourd'hui pour savoir si les fondateurs de The Nation défendaient ou non la lutte armée, et il n'y a probablement pas de réponse unique et définitive à cette question. Mais il est clair qu'il y avait au moins une ambiguïté sur la question dans leurs écrits ainsi que dans les textes qu'ils choisissaient de publier. Le journal popularisa ainsi la commémoration et la célébration des révoltes passées, avec une place prépondérante pour la révolte républicaine des Irlandais Unis en 1798. Thomas Davis, l'un des co-fondateurs et le principal poète du journal, serait celui qui aurait retrouvé la tombe de Theobald Wolfe Tone en 1843, et il a par la suite écrit à propos de Bodenstown et de sa place dans la mémoire nationale irlandaise. À l'époque, le grand cimetière de Glasnevin n'était ouvert que depuis une dizaine d'années, et était encore loin d'avoir le statut de nécropole nationale et nationaliste qu'il conserve aujourd'hui. Il est donc possible que Bodenstown soit apparu aux yeux de Davis et de ses ami.es comme le principal centre de la mémoire nationale, et il est depuis demeuré (avec des hauts et des bas) un haut lieu des commémorations républicaines.

 

Si vous ne connaissez pas l'histoire de la révolte de 1798 et n'avez pas non plus lu le post de la semaine dernière, vous devez commencer à vous demander où je veux en venir et quel est le rapport entre cette date et le cimetière de Bodenstown, alors voici un peu de contexte, très résumé (si tu sais déjà tout sur les Irlandais Unis, tu peux sauter les trois prochains paragraphes). À la fin du XVIIIeme siècle, deux groupes de nationalistes ont commencé à s'opposer en Irlande. Du premier, on n'a souvent retenu que le nom du chef, Henry Grattan, qui avait fini par obtenir plus d'autonomie pour le parlement irlandais au début des années 1780 et réclama ensuite l'émancipation politique pour que les catholiques "respectables" puissent y être représentés. L'autre groupe, dont le membre le plus célèbre était Theobald Wolfe Tone, voulait aller plus loin en encourageant l'union des différents courants religieux pour défendre une identité irlandaise propre et un parlement irlandais complètement autonome. La Société des Irlandais Unis fut créés en 1791, et devint rapidement une organisation de défense de tous les "sans propriété" (le droit de vote était à l'époque réservé aux hommes propriétaires d'un logement valant au moins 40 shillings/an, la grande majorité de la population n'étant pas propriétaire du tout).


En 1794, l'organisation réclamait rien moins que la chute du Royaume-Uni, et en 1796 Wolfe Tone assura le soutien du Directoire, qui représentait alors la République Française. Dans un premier temps, les Français devaient débarquer en Irlande à l'hiver 1896-97, mais une impressionnante tempête coupa court à l'invasion, et la majorité des navires rebroussèrent chemin pour retourner à Brest, tandis que d'autres s'écrasèrent. Une répression intense s'ensuivit. La deuxième tentative, en 1798, peut être considérée comme un plus grand "succès", dans la mesure où cette fois une insurrection eut bel et bien lieu. Mais elle fut minée des le départ en raison de l'emprisonnement de nombreux leaders, de l'efficacité des espion.nes, et de l'usage très malin des tensions religieuses par le gouvernement britannique, qui dépeignit les Irlandais Unis comme un groupe d'ultra Catholiques auxquel.les les protestant.es avaient intérêt à résister (alors que Wolfe Tone était lui-même protestant et cherchait au contraire à unifier les classes populaires des différentes confessions).


La révolte débuta en mai 1798, et la plupart des soulèvements locaux se transformèrent en une guérilla sanglante entre les républicain.es d'un coté et les troupes britanniques soutenues par les loyalistes de l'autre. Fin juin, le gros de la rébellion était réprimé. Les premiers Français n’arrivèrent que fin août, sur la côte du comté Mayo, dirigés par le Général Humbert. Ils commencèrent par remporter une bataille, mais s’avérèrent trop peu nombreux (1 000 Français et quelques milliers d'Irlandais.es) face à l'armée britannique, et des centaines d'Irlandais Unis furent exécutés. Mi-octobre, un second convoi français (de 3 000 hommes cette fois) arriva, avec Wolfe Tone à son bord. Mais le bateau fut intercepté et les Français prirent la décision de se rendre avant même d'avoir débarqué. Wolfe Tone refusa de retourner en France et se laissa arrêter et juger, utilisant son procès en haute trahison pour continuer à défendre l'insurrection armée. Il demanda à être exécuté "en soldat", c'est à dire par un peloton, plutôt que par pendaison. Cela lui fut refusé, et la légende veut qu'il ait donc choisi de se trancher la gorge (mais il est possible qu'il se soit en fait agi de torture) pour mourir une semaine plus tard, le 19 novembre 1798.

 

Et c'est donc à Bodenstown qu'il est enterré, près de la (toute) petite ville de Sallins, car son père était originaire de cette région. Bodenstown est donc un haut lieu de mémoire pour les républicain.es irlandais.es, et j'ai eu depuis longtemps l'occasion de lire à ce sujet. Mais je ne savais pas précisément où le cimetière se trouvait, et encore moins que j'habitais tout près. Ce n'est donc qu'en rentrant de notre visite du cimetière d'Oughterard, où est enterré Arthur Guinness (voir post à ce sujet) que j'ai remarqué un panneau indiquant Bodenstown et me suis ensuite renseignée. Mais voilà déjà suffisamment de lecture pour le contexte, entrons donc (enfin!) dans ce cimetière. La présence d'une tombe aussi importante dans un cimetière de campagne relativement petit donne lieu à des mélanges de styles pour le moins intéressants.

En fait, j'ai curieusement été assez surprise que la première chose à voir en entrant soit la désormais habituelle église en ruines. Celle-ci daterait au moins de la première moitié du XIVeme siècle, et on remarque immédiatement les cinq drapeaux juste à coté (un pour chacune des quatre provinces irlandaises, et au milieu le drapeau tricolore, qui n'existait pas encore du temps de Wolfe Tone), et cette estrade. Ma première réaction a été de me dire qu'elle servait pour les discours donnés à l'occasion des commémorations annuelles (le dimanche le plus proche du 20 juin, date de naissance de Wolfe Tone). Mais avec le recul je pense qu'il pourrait aussi s'agir du célèbre "dock", l'estrade sur laquelle se tenaient les prisonniers au moment de leur sentence, et depuis laquelle ils avaient la possibilité de faire un dernier discours en cas de condamnation à mort. Les nationalistes irlandais du XIXeme siècle s’illustrèrent dans cette pratique, au point qu'un livre réunissant leurs discours fut publié. Il est très célèbre en Irlande et s'intitule Speeches from the Dock. Tone ne demanda jamais ni clémence ni amnistie, et poursuivit ses discours révolutionnaires tout au long de son procès, cette estrade pourrait donc aussi servir à représenter cette attitude. J'ai fait quelques rapides recherches concernant les différentes plaques et monuments du site (leurs dates, leur symbolique...) mais n'ai pas trouvé grand chose ; j'en suis donc réduite à mes interprétations personnelles.


Le mélange des styles devient plus étrange encore lorsqu'on fait le tour de l'église. Le mur de pierres anciennes porte une plaque commémorative, avec devant une esplanade à laquelle mènent de longues marches basses. Lorsqu'on monte ces marches, trois plaques d'un gris plus foncé se détachent, avec gravés des extraits de trois discours de révolutionnaires irlandais.

Le premier est un discours de Wolfe Tone lui-même, dans lequel il défend les "sans propriété" comme étant dignes de respect et indique que les possédant.es qui refusent de soutenir le mouvement devront tomber. Le second est un extrait du discours donné par Patrick Pearse lors de la commémoration de de 1913, dans lequel il décrit Bodenstown comme "l'endroit le plus sacré d'Irlande". Pearse lui-même mourut moins de trois ans plus tard, juste après avoir proclamé la république indépendante (dont il était président) lors de la révolte de Pâques 1916. La troisième plaque est un extrait du discours de Liam Mellows, lors de la commémoration de 1922. Il y rend hommage à la fois à Wolfe Tone et à Pearse en insistant sur le fait qu'ils ont mené des batailles qu'ils savaient perdues, parce que le maintien de l'esprit combatif est ce qui permet aux générations suivantes de combattre également. Une semaine après ce discours, la Guerre Civile éclatait. Elle opposait les nationalistes de l'Irish Free State, qui acceptaient le Traité de Paix avec le Royaume-Uni (qui faisait de l'Irlande un Dominion autonome mais pas une république indépendante, et qui mettait en place la séparation de l'Irlande du Nord) à ceux qui voulaient poursuivre le combat pour obtenir l'indépendance totale, et la république. Mellows annonçait clairement son camp avec ce discours, et fut finalement exécuté par l'Irish Free State en décembre 1922. Il est également commémoré à Bodenstown, ainsi que deux autres soldats anti-Traité (Richard Barrett et Joseph McKelvey), par des plaques de métal insérées aux pieds de trois des drapeaux.

 

Voilà pour les mémoriaux, mais il reste la tombe en elle-même. Elle est de l'autre coté du mur, "à l'intérieur" de l'église, protégée derrière les barreaux d'une sorte de cage (des loyalistes firent sauter une bombe en 1971) et son iconographie fait référence à une autre branche du républicanisme irlandais:

À propos du cimetière de Glasnevin, j'avais mentionné voilà deux semaines l'iconographie des tombes de Fenians en partageant une photo du monument érigé en l'honneur de John Keegan Casey. Les Fenians, c'est le groupe sur lequel je travaille pour ma thèse. Il est difficile d'en donner un définition précise car leur travail politique se faisait largement dans la clandestinité, mais on pourrait résumer la mouvance en disant que c'est la branche la plus républicaine, radicale et démocratique du nationalisme irlandais au XIXeme siècle. Leur travail était donc clandestin, mais la mort leur fournissait l'occasion de grandes démonstrations publiques, avec une série de funérailles de masse, et au travers des monuments érigés pour commémorer leurs "morts illustres". Ces monuments furent majoritairement érigés dans les années 1880, à une période où l'activisme républicain était en berne et où les ancien.nes Fenians pouvaient assumer publiquement leurs engagements passés (qui dans certains cas ne s'étaient en fait jamais arrêtés). La pierre tombale de Wolfe Tone, ci-dessous, a été pour moi une découverte à la fois surprenante et réjouissante, car elle respecte en tous points l'iconographie des Fenians. À son sommet, une harpe irlandaise en médaillon, entourée de trèfle tressé à la façon de lauriers romains (une référence importante, Rome ayant été une république). Deux tours rondes encadrent la stèle, et à son pied on distingue le "bursting sun" (soleil levant ou couchant, ou simplement émergeant d'un nuage?) sur la gauche, une église en ruine (représentée sur une tombe elle-même disposée à l'intérieur d'une église en ruine, on atteint des niveaux de mise en abyme inégalés) et un lévrier irlandais au centre, avec aussi du trèfle qui grimpe sur les pierres. Le lévrier a visiblement perdu sa tête (peut-être à cause de la bombe de 1971?).

L'inscription nous indique que la tombe a été rénovée en 1945, mais je n'ai aucune idée de la date de création du monument. La marbrerie Farrell & Son est pratiquement aussi ancienne que le cimetière de Glasnevin (elle a ouvert en 1834), donc la pierre a pu être sculptée à tout moment entre les années 1880 et 1945. J'aurais tout de même plutôt tendance à pencher pour le début du XXeme siècle, car si plus tôt j'ose espérer que j'en aurait trouvé trace dans mes recherches.


Au-delà de Wolfe Tone, ce sont donc des générations successives de républicain.es irlandais.es qui sont commémoré.es ici. Lui-même est célébré comme étant le premier d'une lignée de rebelles qui exigèrent, au-delà de la reconnaissance pour la majorité catholique (rappelons que Wolfe Tone était protestant), un changement plus profond, une république indépendante étant perçue comme la condition d'une révolution sociale aussi bien que nationale. Après Wolfe Tone, les Fenians ravivèrent la flamme révolutionnaire, suivi.es par la génération des insurgé.es de Pâques 1916, puis par les combattant.es de la Guerre d'Indépendance, et enfin par celles et ceux qui poursuivirent la lutte en refusant le Traité de paix qui ne leur accordait pas la république et divisait l’ile. C'est la continuité (discutable) qui est représentée ici et soulignée par le choix des trois citations gravées sur les marches. Au moment de sa mise en place, ce monument était donc indirectement à la gloire des combattant.es Anti-traité de la guerre civile, c’est-à-dire du parti Fianna Fáil qui en est issu. Ce parti existe toujours aujourd'hui, et pour la première fois depuis la fin de la guerre civile il gouverne en coalition avec Fine Gael, le parti issu de la défense du Traité de paix (dans une réjouissante (hum) coalition libéralo-centro-verte pas si révolutionnaire que ça).

 

En débutant cette bafouille, j'avais prévu de poursuivre en parlant des autres tombes incroyables que recèle le cimetière de Bodenstown. Mais je me retrouve déjà avec le post le plus long du blog, alors j’espère qu'il vous a plu et je vais m’arrêter là et en garder pour plus tard. Mais je peux vous dire qu'il y a ici des trésors fabuleux, dont un qui concerne le Batman, et je vous assure que vous êtes pas prêt.es (en tout cas moi je l'étais pas).

 
 
 

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